De quoi l’absence de culture du consensus politique en France est-elle le nom ?

Publié le 26 juin 2025 à 09:05

Le 24 juin, les discussions engagées sur les retraites en France ont une nouvelle fois échoué. Comme une séquence connue d’avance. Comme une illustration, presque mécanique, d’un phénomène bien plus profond que les désaccords de fond : l’incapacité structurelle à produire du consensus dans le champ politique français. À force de voir le blocage comme un symptôme, on en oublie parfois la cause : en France, la culture du compromis est structurellement faible. Et ce n’est pas un jugement, ni un constat amer. C’est un fait institutionnel et historique, qu’il est utile de mettre en perspective.

Trancher plutôt que construire : la tradition française du pouvoir fort

La République française s’est construite sur les ruines de l’Ancien Régime, avec une volonté de centralisation, de clarté et de verticalité. Depuis 1958, la Ve République a institutionnalisé un pouvoir exécutif fort, pensé pour agir vite, trancher clairement, résister aux instabilités parlementaires. Cette culture politique valorise la décision. Pas la négociation...

Certes, les syndicats sont écoutés, les oppositions sont rencontrées, les rapports sont rendus publics. Mais dans les faits, la concertation est souvent formelle, sans réelle prise sur l’issue finale.
Et quand la tension monte, le recours au 49.3 — conçu à l’origine comme un outil de stabilité — devient un levier de passage en force.

Ce n’est pas une anomalie. C’est un système cohérent, construit pour produire des lois rapidement dans un contexte d’hostilité potentielle. Mais cette efficacité apparente a un prix : celui d’une fragilité démocratique accrue. Car une réforme imposée sans adhésion est une réforme contestée, et donc instable. Le « passage en force » est rarement une victoire durable.

 

En Suisse : le consensus comme méthode de gouvernement

Depuis peu de temps, je découvre en Suisse un fonctionnement radicalement différent. Non pas meilleur ou plus vertueux — simplement ancré dans une autre conception du pouvoir, du temps et du débat public. À l’opposé de la France, ce pays repose sur un système collégial, d'apparence plus lent, mais extrêmement plus résilient. Le pouvoir y est distribué, partagé entre cantons, partis, institutions et société civile. Le gouvernement fédéral fonctionne sur une logique de coalition permanente, où les partis doivent cohabiter dans l’exécutif, indépendamment de leurs résultats électoraux.

Un projet de loi passe par une phase de consultation préalable, où l’on interroge les acteurs concernés — cantons, associations, syndicats, partis, etc. Cette phase n’est pas cosmétique : elle influence véritablement l’élaboration du texte. Le consensus est recherché en amont, et non en aval. Et ce travail préparatoire économise souvent les crispations publiques. Ajoutez à cela la démocratie semi-directe : votations, initiatives populaires, référendums — autant de dispositifs qui redistribuent le pouvoir et nécessitent d'intégrer durablement les préférences citoyennes. Le résultat ? Un pays qui avance rarement dans la fracture.

 

Deux modèles, deux cultures, deux temporalités

Il ne s’agit pas ici d’opposer un modèle froidement « rationnel » à un autre « émotionnel », ni d’ériger la Suisse en paradis politique. La Suisse aussi connaît ses tensions, ses clivages, ses résistances. Mais le mode de régulation des conflits y est structurellement différent. En France, on gouverne par alternance : on gagne une élection, on applique un programme, on passe la main. En Suisse, on gouverne par agrégation : on construit des compromis entre forces politiques et sociales, en cherchant le point d’équilibre minimal viable. Cela prend parfois plus de temps. Mais cela résiste mieux aux vents.

 

Pourquoi cette comparaison importe aujourd’hui

À l’heure où les transitions écologiques, sociales, économiques exigent des transformations profondes, la méthode de décision politique devient un enjeu en soi. Car on ne réforme pas durablement contre la société. Et dans un monde fragmenté, la capacité à produire du commun devient aussi stratégique que celle à formuler une vision.

Dans cette perspective, la culture du consensus n’est pas un luxe, c’est une compétence collective. La France en a-t-elle les moyens ? Peut-être. En a-t-elle la volonté ? Moins sûr. Pourtant j'ai le sentiment profond que sans confiance dans les mécanismes de construction démocratique, sans sentiment de co-participation à la décision, les politiques publiques les plus ambitieuses finiront dans l’impasse.

Ce texte n’est pas un plaidoyer pour la Suisse, ni un réquisitoire contre la France. C’est un regard croisé, entre deux pays que j'aime, et qui m’apprennent l’un et l’autre à (re)penser la place du citoyen et du dialogue dans le pouvoir, et la place du pouvoir dans la démocratie.